



Habituellement, j’écris plutôt des analyses chiffrées sur des données, disons, commerciales, mais il est intéressant aussi, au vu des discussions actuelles, d’appliquer ces analyses à ce qui traverse actuellement une partie des cercles cinéphiles : la toute dernière mise à jour du fameux « top 100 » de la revue britannique Sight and Sound, qui a « consacré » à la place de #1 Jeanne Dielman, de Chantal Akerman, et inclut (attention les yeux) 11 films réalisés par 9 réalisatrices différentes ou encore (attention ça pique aussi) 7 films africains ou afro-américains.
Oui : tout est sociopolitique. Surtout la culture.
Bourdieu adorerait les discussions sur cette édition 2022.
Historique du sondage
Ce « top 100 » est organisé tous les dix ans et depuis 1952 par Sight and Sound, revue de cinéma historique en Angleterre, un peu leur équivalent des Cahiers du Cinéma ou de Positif, et est compilé cette année à partir des listes de 10 films émises par 1 639 « critics, programmers, curators, archivists and academics ». Les critères ?
Posons immédiatement un fait : le sondage ne demande pas « Quels sont selon vous les 10 meilleurs films de l’histoire ? » Les façons d’alimenter ces soumissions sont laissées explicitement libres : cela peut être, effectivement, les films qu’on considère les meilleurs jamais réalisés, mais cela peut être aussi des films estimés culturellement importants, personnellement marquants, ou méritant d’être particulièrement mis en avant pour des qualités pas forcément suffisamment connues, et c’est le simple nombre de mentions qui donne le classement final. En 2022, Wes Anderson a soumis une liste de 10 films français car il était en France au moment de la compiler, tandis que William Marc Plotnick, archiviste mais aussi président d’une association consacrée à la diffusion du cinéma brésilien aux USA, a soumis une liste… de 10 films brésiliens.
En 1952, seules 85 critiques ont été questionnés, et 63 ont répondu. Ce sont donc seulement 63 personnes qui ont aidé à symboliser et en partie faire rayonner un certain canon de l’époque*, avec à sa tête Le voleur de bicyclette, suivi des Lumières de la ville, La ruée vers l’or, ou encore Le cuirassé Potemkine et The Louisiana Story. Dès 1962, Citizen Kane est passé numéro 1 jusque sa chute en 2012 à la 2ème position, un règne de 50 ans interrompu par Vertigo en 2012, et donc maintenant un film réalisé par « une femme ».
A partir de 1992, une liste parallèle a été lancée par le magazine, cette fois-ci uniquement à partir de listes demandées auprès de cinéastes. Cette année-là, les 101 participants ont eux aussi placé Citizen Kane en #1.
* Il convient de préciser que c’est ici une situation de l’œuf et de la poule, et qu’il est impossible d’affirmer si « le canon » est une conséquence d’une telle liste, ou c’est cette dernière qui n’est que le reflet d’un « canon » déjà existant dès 1952. Au vu des dates dont on parle, nous pensons qu’il y a un peu des deux, mais que l’influence de cette liste n’est quoiqu’il en soit pas négligeable. Cela ne change, de toute manière, pas fondamentalement la donne quant aux biais culturels exprimés dans « le canon » comme dans de telles listes.
Evolution des participants au sondage et de leurs suggestions :








Le top des critiques était constitué en 1952 de 63 réponses au total, et n’était toujours constitué que de 145 réponses en 2002. Il aura fallu attendre 2012 pour que ce chiffre augmente significativement en passant à 846, puis à nouveau en 2022 en passant à 1 639. En 1952, Le voleur de bicyclette était 1er avec 25 mentions soit… 40% de mentions ! En 2002, Citizen Kane est mentionné 46 fois sur 145 : le 1er ne figure donc plus que sur 32% des listes. Et en 2012, Vertigo passe #1 en n’apparaissant que sur 22.5% des listes. Citizen Kane a gagné 101 mentions avec l’élargissement du nombre de participants : il est #2 avec 18.6% de mentions. Les derniers films du top 100 2012 ne récoltaient que 17 mentions chacun, soit une présence sur à peine 2% des listes.
Il est pourtant intéressant de constater que malgré tout cela, le top 10 (mais aussi le top 20 et même le top 100) n’a évolué en 50 ans que de façon marginale : 50% du top 10 2022 reste encore composé de films qui s’y trouvaient déjà en 1982 ou 1992, 60% du top 20 2012 est toujours dans le top 20 2012, et 75% du top 100 2012 est toujours là en 2022. Parmi les entrants ? Des titres qui, comme souvent dans ces listes, sont parfois inter-changés à quelques voix près. D’ailleurs, plus on descend dans la liste 2022, plus les positions possèdent d’ex-æquo et plus les ex-æquo sont nombreux : la 38ème place, la 58ème place ou la 67ème sont occupées par 5 films, 6 films sont à la 78ème position, 5 à la 90ème et 6 à la 95ème. Combien étaient à une voix d’être dans le top 100 mais ont fini 101èmes ex-æquo (spoiler : au moins 3 films, probablement 5 ou 6) ? Sans surprise, un nombre non-négligeable d’entrants (par rapport à 2012) sont donc en bas du tableau, et il est probable qu’une partie d’entre eux sera remplacée par d’autres films encore en 2032. En 2002, les 253 participants (145 critiques et 108 cinéastes) ont réussi à citer… 885 films différents. En 2012, ce chiffre était atomisé en passant à 2 045 films. On devrait bientôt le savoir formellement, après la publication des détails supplémentaires de cette édition, mais il fait peu de doutes que ce nombre a encore augmenté en 2022.

Dans de telles conditions, des consensus involontaires peuvent se former de par la dispersion générée : en cumulant les listes 2012 des critiques et des cinéastes et en comparant à celles de 2002, il est clair que l’augmentation du nombre de participants a aussi augmenté la dispersion des mentions de certains réalisateurs aux larges corpus. Cela défavorise de fait ces cinéastes, là où ceux mentionnés uniquement pour une poignée de films continueront de voir ces quelques films mentionnés sans forcément plus de dispersions : pendant que Godard voient ses mentions réparties sur 2 fois plus de films, Burnett ne les disperse toujours que sur 2, Chytilová sur 1 seul (et Riefenstahl toujours 2 – Olympia et Le triomphe de la volonté).
Nombre de films mentionnés (nombre de films ans le top) | 2022 | 2012 | 2002 |
Jean-Luc Godard | (4) | 31 (4) | 14 (4) |
Alfred Hitchcock | (4) | 21 (4) | 15 (5) |
Charlie Chaplin | (2) | 15 (2) | 8 (3) |
Akira Kurosawa | (2) | 13 (2) | 10 (3) |
Federico Fellini | (2) | 10 (2) | 14 (2) |
Ernst Lubitsch | (0) | 11 (0) | 5 (0) |
John Ford | (1) | 22 (1) | 13 (3) |
Luis Buñuel | (0) | 21 (1) | 11 (2) |
Ingmar Bergman | (1) | 17 (4) | 12 (4) |
Fritz Lang | (2) | 16 (2) | 7 (2) |
Jean Renoir | (1) | 16 (3) | 7 (2) |
Rainer Werner Fassbinder | (1) | 14 (1) | 4 (0) |
Luchino Visconti | (1) | 13 (1) | 8 (1) |
Howard Hawks | (0) | 11 (1) | 8 (1) |
Stan Brakhage | (0) | 11 (0) | 2 (0) |
Charles Burnett | (1) | 2 (0) | 2 (0) |
Chantal Akerman | (2) | 6 (1) | 2 (0) |
Spike Lee | (1) | 2 (0) | 3 (0) |
Vera Chytilová | (1) | 1 (0) | 1 (0) |
Leni Riefenstahl | (0) | 2 (0) | 2 (0) |
Richard Brody a résumé dans son article sur le sujet : « The surprise isn’t that this year’s list is different, but that, for the most part, it’s so similar to that of 2012. » Nul doute que la méthodologie du sondage et la dispersion qu’elle engendre est aussi en grande partie responsable de ce résultat.
Très directement, on voit par exemple qu’en 2012, 21 films de Luis Buñuel ont été mentionnés pour un seul dans le top 100 (5% de réussite), contre 2 films sur 11 en 2002 (18%). D’une manière similaire, Jean-Luc Godard est passé de 14 à 31 mentions entre 2002 et 2012, mais ne place toujours que 4 films dans le top 100 (29% en 2002, 13% en 2012), tout comme Fritz Lang ne place toujours que 2 films dans le top 100 malgré le passage de 7 films (29%) mentionnés à 16 (12.5%). Ernst Lubitsch est passé de 5 à 11 films cités pour rester à 0 film dans le top 100, comme Stan Brakhage est passé de 2 à 11 films cités pour lui aussi 0 film dans le top 100.
Sur cette période, rares sont ceux qui y ont gagné : Fassbinder a pu enfin placer 1 film mais en passant de 4 à 14 films cités (7%), de même que Renoir a pu placer 3 films au lieu de 2, mais au prix d’un passage de 7 à 16 films cités (passant de 29% à 19% de réussite). Par ailleurs, il sera intéressant de voir la publication du nombre de films cités en 2022 pour ces cinéastes, car pour la plupart, il y a eu au mieux stabilisation, au pire resserrement du nombre de films placés : Renoir repasse à 1 seul, Buñuel à 0, Bergman à 1, Hawks à 0, tandis qu’il est possible qu’une partie des autres cinéastes aient vu encore augmenter leur nombre de films cités (pour un taux de réussite mécaniquement plus faible).
De fait, la notion d’une espèce de concertation volontaire qui truquerait (pour faire simple) ce résultat en faisant volontairement pencher la balance en faveur de tel ou tel film est assez peu sensée : d’une part, l’élargissement des échantillons est précisément la meilleure façon d’empêcher des coups d’éclats qui seraient plus simples à réaliser en ne nécessitant que quelques voix pour percer; d’autre part, la concertation est loin d’être si « manifestement évidente » « quand on y regarde de plus près » « qu’on voit que » « comme par hasard » : il est fort probable que les films du top 10 ne récolteront au mieux que 20% des mentions, c’est-à-dire que 80% des listes ne mentionnent probablement pas Jeanne Dielman.
Analyse d’un supposé biais généralisé : l’Internationale de l’inclusivité bien-pensante
Que faire alors d’un certain bruit de fond qu’on entend et qui nous explique que bien que les tops sont libres et bien que les films ne sont pas forcément mauvais (notez qu’on ne dit pas pour autant qu’ils sont bons), l’ensemble du panel a consciemment et volontaire laisser dans leurs listes une ou deux places ci et là pour permettre une hausse biaisée du nombre de films réalisés par des femmes ou des personnes de couleur ?
Tout d’abord, il convient d’y répondre avec les arguments ci-dessus : non, statistiquement, qu’on soit 200 ou 1600 n’est pas pareil dans le cadre d’un exercice de ce style, dont même certains des participants eux-mêmes ne sont pas d’accord avec le résultat et pense qu’il est le fruit de l’action militante de l’Internationale inclusive bien-pensante forcenée. En effet, plus un sondage est vaste, plus l’impact de quelques votes orienté sera, donc, dilué dans une immensité de consensus généralisé. De fait, passer en seulement deux temps de 145 à 1 639 participants est précisément le pire moyen de truquer un résultat (rhétorique fascinante en 2022, s’il en est – j’attends le premier à demander un recomptage des voix) : c’est le meilleur moyen au contraire de lisser quelques actions militantes dans un océan de mentions plus consensuelles. C’est d’ailleurs précisément le principe d’un consensus : l’accord d’un plus grand nombre, au détriment de quelques votes plus passionnés mais moins structurels.
Analyser ce sondage, c’est analyser aussi sa méthodologie : des listes capables de citer au total plus de 2 000 films différents, duquel émerge un top 3 mentionné sur à peine 20% des listes.
Ensuite, il convient de rappeler un principe tout simple : si la diversité accrue de l’édition 2022 est supposément le reflet de l’idéologie de son époque (on peut questionner pourquoi ce serait un mal par ailleurs), en quoi toutes les éditions passées et leur absence de diversité ne seraient pas non plus les reflets des idéologies de leurs époques ? Question un peu rhétorique quand on la pose comme ça mais qui rappelle une évidence : ces listes sont aussi intéressantes pour tout ce qu’elles ne contiennent pas.
Cela ne signifie pas, pour autant, l’absence de possibilité en 2022 d’un état d’esprit volontariste chez certains quant à la mise en avant de films peu mentionnés jusqu’ici. Cela signifie simplement qu’il y a aussi et sans doute une réponse un peu plus simple, mais pas moins intéressante, expliquant cela : le fait qu’il est assez fréquent que quand on demande leur avis à plus de gens d’horizons divers, les réponses sont diverses ! Dingue, je sais (j’avais prévenu : attention les yeux).
Exemple concret : parmi les 17 critiques (etc) ayant proposé Touki Bouki en 2012, 9 proviennent de spécialistes du cinéma africain, de personnes d’origine non-occidentale (dont, par exemple, afro-américaine) ou de listes extrêmement diverses comme celle de Violet Lucca. Parmi les 5 cinéastes ayant mentionné le film, on trouve une personne kenyane, une zimbabwéenne, une nigériane, et une afro-américaine. En 2002, avec 6 fois moins de participants, combien de voix le film a reçu ? Une seule, celle de June Givanni, critique guyanaise spécialisée dans le cinéma africain et de la diaspora africaine (et qui a mentionné à nouveau le film en 2012).
Simple effet de causalité, donc : en brassant plus large les origines (ethniques, géographiques, culturelles) des participants, on brasse plus largement les origines des films inclus dans les listes. Ainsi, il n’est pas surprenant de constater qu’on ne voit toujours aucun film latin-américain dans cette liste et uniquement un film indien (contre 36 films américains et 32 films ou co-productions françaises) : comme on l’écrit plus haut, le renouvellement au sein de cette liste est en fait largement relativisable, et les biais occidentaux encore largement présents. Pour autant, à la marge, la plus grande diversité des participants s’exprime dans une plus grande diversité des films mentionnés.
On pourra, par ailleurs, questionner en quoi un panachage de ce genre serait fondamentalement différent de celui consistant à inclure un peu par principe un ou deux films muets, un documentaire ou bien un ou deux films japonais (typiquement : Kurosawa, Ozu, Mizoguchi et à la rigueur Imamura et Naruse – soit les grands classiques japonais vu de l’Occident) : encore une fois, des listes de 10 films sont hyper restrictives et même inconsciemment, elles obligent soit à fortement renoncer, soit à volontairement panacher. Est-ce plus un crime de vouloir brasser plus large en incluant Jeanne Dielman ou Wanda plutôt que Shoah ou Nuages flottants ?
Plus = moins ? L’ouverture à d’autres cultures comme jeu à somme nulle :
Cette plus grande diversité est-elle un mal ? Pourquoi serait-ce un mal ? C’est en fait là la question de fond.
Il est par exemple intriguant (mais pas que, malheureusement) dans la prose d’Armond White sur le sujet de la lire résumer ce résultat à la « fin du cinéma populaire » (Citizen Kane, ce classique du grand public…) et à un choix « fait par des féministes marxistes radicaux/radicales », pour en déduire (comme d’autres) que ces films ne peuvent pas arriver à ce niveau de plébiscite pour leurs seules qualités intrinsèques, mais uniquement par discrimination positive, bien-pensance et autre politiquement correct. Le plébiscite nouveau (on parle pourtant d’un film déjà plébiscité dès 2000, mais bref) de Jeanne Dielman ne proviendrait pas, selon lui, de l’effet du temps sur la postérité du film, mais uniquement « un biais progressiste, favorisant une expérimentation sur l’ennui, l’anxiété et le non-plaisir (authentifié par le suicide d’Akerman elle-même par la suite) » (oui, Armond White dit en gros que la preuve que Jeanne Dielman est chiant, c’est qu’Akerman s’est suicidée). S’ensuit une longue liste d’alternatives, forcément blanches ET masculines car Ousmane Sembène et Djibiril Diop Mambéty savent semble-t-il moins bien parler d’expériences ethniques que DW Griffith et John Ford, ou von Sternberg et Carl Dreyer de la condition féminine plutôt qu’Agnès Varda ou Vera Chitilová (Les petites marguerites est résumé comme un « un obscur laïus féministe tchèque »).


Filer cette logique n’est pas innocent, car cette logique est littéralement discriminatoire. Elle l’est sur la base du genre et/ou de la couleur de peau des personnes réalisant ces films : cette discrimination est donc sexiste, et/ou ethnique. Aller au bout de cette logique implique par ailleurs la seule possible domination sur le reste de toutes les cultures cinématographiques du monde entier de celle occidentale, blanche et si possible uniquement masculine. C’est le cas a minima pour Armond White : on n’échappe pas à la sociologie et ce dernier ne fait qu’exprimer là sa vision sociopolitique du monde, le journaliste penchant notoirement très très à droite depuis des années (et n’écrit pas dans National Review sans raison).
On pourrait à la place questionner une possible surreprésentation de certains films dans cette liste : après tout, est-ce « logique » de trouver 9% de réalisatrices dans ce top 100 quand seulement environ 5% des films de l’histoire du cinéma auraient été réalisés par des femmes ? Ce serait cependant oublier qu’on ne demande pas de trouver 5% d’immenses films : on demande d’en trouver une poignée. Existe-t-il une poignée de films légitimement considérables comme profondément marquants et qui s’avèrent réalisés par des femmes ? Oui, sans aucun doute, et cette liste en contient donc quelques uns. Par ailleurs, on pourra trouver cette supposée surreprésentation marginale : on parle donc d’un top 100 encore à 90% masculin.
On pourrait aussi, plus probablement, des biais de disponibilité et de récence à l’œuvre ici : la remontada de Beau travail, plus grosse remontée au sein du top 100 et de loin (+76 places), peut-elle être due à la résurgence du film chez les Anglo-saxons il y a 2 ans via Janus et Criterion et sa disponibilité dorénavant continue ? Nul doute qu’elle puisse ne pas être négligeable, surtout dans un sondage fortement alimenté par des Anglo-saxons.
A la place, on se retrouve à supposer plusieurs autres choses.
D’abord : qu’il existerait des films spontanément légitimes à plébisciter sans que l’on trouve cela suspect, et que tous les autres ne le sont pas. Etonnamment, ces films légitimes sont tous réalisés ni par des femmes ni par des personnes de couleur (et logiquement encore moins les deux), là où aucun film réalisé par un homme blanc ne devrait sa présence moins à ses qualités intrinsèques qu’à un biais sociologique plus ou moins volontaire. En somme, c’est appliquer à cette liste de films le même raisonnement qu’à propos de ces conseils d’administration où ne siègent que des hommes blancs sauf UNE femme et/ou UNE personne de couleur, et c’est bien évidemment elle qui n’est pas là grâce à ses seules compétences (ou, à la rigueur, ses velléités carriéristes).
Je lis pourtant que ces films n’auraient pas besoin de tels plébiscites tant leurs qualités parlent pour elles-mêmes, tant ils sont issus d’immenses cinéastes… un postulat difficile à mettre en place puisqu’on parle bien de films clairement, vu la description, absolument majeurs… mais qu’il ne faudrait absolument pas voir dans ce top 100 et dont la présence ne peut être liée au fait qu’ils sont absolument majeurs. Mais alors, Citizen Kane et Vertigo sont-ils des films aux postérités si fragiles qu’il faille, eux, les plébisciter pour la millième fois en 40 ans ? Je crois qu’on a pourtant compris leur place immense dans l’histoire du cinéma, non ? Et pourtant : il n’y a visiblement que les minorités qui détonnent, puisque c’est la majorité en place qui décide.




La première conséquence de ce postulat n’est pas anodine : elle revient donc à faire, sur seule base du genre et/ou de la couleur de peau des cinéastes concernés, une sous-catégorie de « films réalisés par une femme » et de « films réalisés par des personnes de couleur », et décider que ces films qui ne peuvent pas être légitimement et spontanément plébiscités pour le simple fait d’être considérables comme d’immenses films. Non : ce ne sont pas des films comme-les-autres, ce sont des films PAS comme-les-autres, auxquels les cerveaux ne peuvent pas spontanément pensés car ce serait a-normal, c’est-à-dire pas la norme. A nouveau : c’est au mieux une illustration cas d’école d’un ethnocentrisme particulièrement profond, au pire simplement sexiste et raciste. Être nombreux à suggérer Cléo de 5 à 7 ou Touki Bouki plutôt que Céline et Julie en bateau et Kes, c’est a-normal, voire un choix ne pouvant que provenir de personnes a-normales elles-mêmes.
La deuxième conséquence n’est pas beaucoup mieux : cela revient à nier à TOUS ces films, uniquement (encore une fois) sur la base du genre et de l’origine ethnique, la possibilité d’être simplement aussi majeurs que n’importe quel autre des films habituellement cités, et d’être suffisamment connus et considérés comme si importants que ça pour finir dans ce top 100. Non, ça c’est réservé aux autres films, ceux qu’on ne mentionne pas juste pour faire plaisir à l’inclusivité forcenée de l’air du temps : c’est-a-à-dire les films réalisés ni par des femmes, ni par des personnes de couleur. Il y aurait donc le bon film important et le mauvais film important : le bon film important, c’est le film qui est un film important et qu’on peut donc suggérer quand on nous demande des films importants, et le mauvais film important, c’est le film qui est un film important mais qu’il n’est pas normal, logique, de bon sens de suggérer quand on nous demande des films importants.
Une dernière conséquence découle de tout cela : puisque ce résultat ne peut provenir que d’un poids volontairement appliqué par suffisamment de personnes pour faire pencher la balance, le cours naturel des choses serait l’absence de ces films dans « le canon », y compris quand on demande assez largement leurs avis à des gens de cultures très diverses. Comprendre : qu’on soit asiatique, indien, sud-américain ou du proche ou moyen Orient, le seul plébiscite logique serait de converger vers le point de vue occidental (et patriarcal) puisque c’est le seul dont les composantes sont légitimes à être plébiscitées pour leur mérite, et non une résultant d’un militantisme inclusif.
Il y aurait donc les films « comme les autres » d’un côté, càd ceux réalisés ni par des femmes, ni des personnes de couleur, et les autres à regrouper dans une sous-catégorie qu’on ne peut spontanément plébisciter sans arrière-pensée militante.
Difficile de ne pas voir ici, à travers ce déploiement d’une vision restrictive du cinéma, l’expression (elle aussi probablement dans « l’air du temps ») d’une défense-réflexe d’un ethnocentrisme occidental profondément ancré et constatant que sa culture n’est peut-être pas si exhaustive que ça, que peut-être tout le monde n’a pas les mêmes préférences culturelles, et que les autres cultures ont elles aussi des œuvres importantes mais sur lesquelles nous avons fait l’impasse pendant trop longtemps. Et en même temps, difficile de ne pas comprendre ce réflexe : cela fait des décennies qu’un canon, quasi exclusivement décidé par une poignée d’Occidentaux, alimente le canon en nous répétant que le canon c’est ceci, et donc par extension que ce n’est pas cela. Pour autant, il ne faut pas se leurrer sur l’image que cela renvoie : celui d’hommes blancs fragiles regrettant l’époque où ils étaient les seuls à qui on demandait ce qui était important ou non, et où ils pouvaient ainsi façonner à l’image de leur seul point de vue tronqué le pinacle d’un art.
Il ne s’agit pas de juger le fait que le canon soit encore massivement occidentalisé : les personnes influentes dans le monde du cinéma restent encore aujourd’hui principalement occidentales, rares sont celles s’aventurant au-delà de ces frontières tout simplement car il y a déjà bien des choses formidables là dedans, et que quand on dit que Le voleur de bicyclette, Les lumières de la ville, La passion de Jeanne d’Arc et Le cuirassé Potemkine sont tout là-haut dans le firmament du cinéma, c’est tout à fait entendable et défendable. Il s’agit de juger l’idée de se plaindre que des films réalisés par des femmes et/ou des personnes de couleurs puissent être aussi légitimement considérés comme tout là-haut. Bref, il ne s’agit pas de dire que les films historiquement « du canon » devraient en sortir, mais que d’autres peuvent légitimement y entrer.
Pour cela, retirer les œillères de notre ethnocentriste est nécessaire, et cela a probablement déjà commencé. Le maintien et même la montée de Touki Bouki au sein du top 100 a-t-il bénéficié de la visibilité retrouvée du film via le World Cinema Project ? Très certainement. Est-ce que les sorties de La noire de en 2015 chez le BFI en Angleterre et en 2017 chez Criterion en Amérique du Nord ont fait découvrir les qualités du film à un plus grand nombre ? Sûrement aussi. Est-ce que des Occidentaux pourront alors maintenant suggérer ces films ? C’est le cas en 2022, décloisonnant ces films d’un panel de mentions autrement limités à des personnes culturellement plus proches de ces films… et à qui il aura fallu 60 ans avant qu’on leur demande leurs avis. Or, comme l’écrivait Ian Christie en 2002 en citant Bourdieu (et les théories bourdieusiennes sont évidemment particulièrement pertinentes ici) : « Il faut évaluer la différence entre un vote pour, disons, le Pyaasa de Guru Dutt quand il provient de Londres, Nottingham, New York ou Bangalore. » Et quand Londres, Nottingham et New York commencent à diffuser ces films, cela aide.
Une hypothèse structurelle ne peut pas expliquer qu’une partie des différences :
Il est par exemple intéressant de constater, plus indirectement que la liste de remplacement d’Armond White consistant à mettre des réalisateurs blancs partout, l’arrivée de Meshes of the Afternoon (14e, absent du top 100 2012 et 2002) ou de Close-Up (17e, +30 places en 10 ans) dans le top 20, ou bien les remontées aussi grandes que Jeanne Dielman que sont celles de La nuit du chasseur (+ 41) ou de Tous les autres s’appellent Ali (+ 47).
De la même manière, l’arrivée dans le top 10 de deux films pourtant plutôt récents (Mulholland Dr et In The Mood For Love), un plutôt « de femmes » et un « non-white » (comme diraient les Américains), ne génère absolument pas le même niveau de discussion.
Aussi, pas grand monde ne semble s’offusquer de l’absence de films présents en 2002 comme Le voyage des comédiens, L’âge d’or, Breaking The Waves ou le Napoléon d’Abel Gance, de même que l’entrée en 2022 de films comme Chungking Express, La garçonnière, Les chaussons rouges, Shining ou Tropical Malady ne fait pas beaucoup hausser de sourcils. Le fait est que plus de 100 films, tout simplement, peuvent légitimement être mentionnés dans ce type de listes. Les tops 100 2002, 2012 et 2022 mentionnent environ 150 films différents. Quand bien même on excluerait les nouveaux entrants faisant polémique, il faudrait encore exclure presque 40 films. Là encore : c’est une pure question de méthodologie inhérente à cet exercice. En 2002 par exemple, absolument personne (critique comme cinéaste) n’a voté pour 12 hommes en colère et Qu’elle était verte ma vallée n’a recueilli qu’une unique mention.








Toujours de la même manière par ailleurs, la liste découlant de l’ouverture du panel de participants à une vaste entrée de nouveaux venus par les critiques, académiciens, programmateurs etc fait parler : qui de la fin des vrais critiques, qui de l’infiltration d’influenceurs militants dans ces listes. Or, c’est oublier qu’en parallèle, il y a aussi la liste des cinéastes, elle aussi largement ouverte puisque passée de 101 listes en 1992 à 358 en 2012 et maintenant à 480 en 2022. Et devinez quoi : Jeanne Dielman y finit 4e, on y trouve aussi 10 films réalisés par des femmes et 3 films réalisés par des Africains ou Afro-américains. Est-ce la fin des vrais cinéastes ? Est-ce que ceux aussi ont été infiltrés par des influenceurs militants ? A nouveau : si on veut appliquer une théorie structurelle, elle doit tout expliquer, et non pas juste ce qui nous dérange.
Enfin, il est au moins aussi marquant de constater que pour la 1ère fois depuis le tout 1er top de 1952, le film le plus mentionné n’est ni un film américain, ni même un film anglophone, mais un film belge francophone. Le symbole est là aussi, pourtant, fort : la (relative) fin d’une hégémonie anglo-saxonne (principalement américaine) au profit d’un film linguistiquement différent des habitudes. Ce « message » n’est pas rien, dans un contexte où la culture ciné populaire chez les Anglo-saxons, et notamment aux USA, ne joue pas vraiment en faveur des films proposés dans d’autres langues que l’Anglais. Et pourtant, cette nouvelle « diversité »-là n’émeut guère. Il n’est sûrement pas anodin que parmi les 17 long-métrages parlants proposés par Armond White comme des alternatives, 5 seulement ne sont pas des films américains en Anglais : là encore, l’ethnocentrisme a de longs jours devant lui…