BFI : entretien avec l’éditeur

Équivalent britannique de notre INA à nous, le British Film Institute (BFI) est une institution à part entière en Angleterre, œuvrant de façon très intense à la conservation du patrimoine britannique, mais pas que.

Au-delà de ses très nombreuses collections DVDs à la saveur très locale (comme les documentaires sur les mineurs de fond, les réseaux de transport ou encore les messages informatifs nationaux), le BFI s’est aussi taillé une belle réputation avec des projets plus ambitieux, comme ses coffrets autour des réalisateurs Alain Robbe-Grillet ou Werner Herzog, et surtout sa collection Flipside visant à éditer tout un pan méconnu et quasi invisible du cinéma anglais, avec notamment le soutien de poids de Nicolas Winding Refn.

Nous avons posé nos questions à Sam Dunn, responsable du département édition vidéo du BFI, afin d’en savoir plus sur la vision des choses de l’institution, ses projets, ses grandes réussites.

Bilan, organisation et identité éditoriale

  • Bilan des dernières années : BFI Video est en activité depuis de nombreuses années maintenant. Quelles sont les évolutions auxquelles vous avez dû faire face et comment les avez-vous approchées ?

Tout a changé : les formats, les critiques (le « fan » joue maintenant un rôle aussi vital que le « critique »), l’engagement des consommateurs (avec les forums Internet offrant un environnement de discussion en profondeur des éditions DVDs et Blu Rays) et leurs attentes (les bonus et les livrets ne sont plus considérés comme des suppléments mais presque comme un minimum syndical), la concurrence (avec de plus en plus d’éditeurs travaillant dans des domaines similaires), et enfin le marché (beaucoup de grands magasins physiques ont fermé, et les revendeurs restants ont des demandes de plus en plus strictes sur les prix).

Tout changement demande une adaptation et BFI Video, comme d’autres éditeurs DVD/Blu Ray spécialisés, a du faire évoluer ses stratégies pour répondre aux demandes de leurs consommateurs tout en travaillant dans un marché impitoyable. Le changement clé a été de trouver des façons nouvelles et créatives de délivrer le même standard élevé de qualité (et même de pousser cette qualité vers le haut) malgré un budget qui ne fait que diminuer, le tout dans un marché générant de plus grands risques.

  • Projets : Quelle est la taille d’une équipe pour une sortie vidéo (par exemple, sur le coffret Dreyer ou L’adieu aux armes) ? Quelle est la durée typique d’un projet ? Quel est le flux habituel pour des projets de ce genre : vous contactez les ayant droits pour sécuriser les droits, puis vous recherchez le matériel, etc ?

L’équipe du BFI Video est composée de 6 personnes, mais nous sommes assistés par des membres de notre équipe technique ainsi que par les conservateurs et le staff du BFI National Archive. En général, une édition se finalise en 3 mois à compter de la réception de matériel techniquement acceptable, mais ce n’est pas toujours aussi simple. Nous avons eu des mauvaises surprises très dommageables, notamment liées à du matériel de pauvre qualité ou des problèmes légaux qui ont pris plus de temps que prévu à résoudre, et cela nous a empêché de sortir ces éditions aux dates initialement prévues. C’est une situation que nous espérons toujours éviter parce que cela provoque de gros problèmes pour nos finances (par rapport à notre trésorerie) et car cela génère aussi un sentiment négatif chez les consommateurs et les revendeurs.

  • Accès aux catalogues : Il y a un certain éclectisme au BFI, avec des sorties concernant le cinéma muet côtoyant la filmographie de Werner Herzog. Comment choisissez-vous les titres dont vous chassez les droits ?

BFI Video a plusieurs façons d’aborder le choix des titres ou catalogues à explorer. Il y a des décisions qui se rapportent parfois aux activités plus globales du BFI en tant que tout. Nous avons par exemple édité plusieurs titres liés aux saisons Gothic ou Sci-Fi quand celles-ci ont eu lieu. Pour d’autres titres, la décision est liée aux projets en cours chez les équipes de conservation (les coffrets Land of Promise ou Shadows of Progress par exemple). Enfin, il arrive que nous choisissions d’acquérir des titres car les droits sont disponibles et qu’ils complètent bien notre catalogue.

  • Identité du produit : Le marché physique actuel étant très fragile, certains éditeurs se sont orientés vers des produits plutôt Premium avec des combos BR + DVD + livre de 100 pages ou plus (comme vous-mêmes chez au BFI, mais aussi Arrow ou bien Wild Side en France), ou alors des éditions limitées qui stimulent les ventes dès les 1eres annonces (comme Arrow à nouveau, mais aussi le BFI). D’autres ont choisi plutôt de sortir des titres à bas prix pour faire du volume plutôt que de la marge (Gaumont avec sa collection Découverte, notamment). Quel est votre point de vue sur ces 2 stratégies ? Est-ce que le système des éditions limitées fonctionne chez BFI en terme de retour sur ventes ?

Je pense que les 2 stratégies sont appropriées et valides. BFI Video veut pouvoir offrir aux consommateurs une qualité premium, des packagings au design travaillé et des éditions documentées et contextualisées, ceci tant qu’il y aura des gens appréciant et désirant ce type d’éditions.

Cependant, nous faisons attention à toucher un public aussi large que possible, et il nous faut alors créer un contexte où ce public peut découvrir des œuvres nouvelles et intéressantes auxquelles il n’aurait pas été exposé autrement. De fait, notre approche tient compte de cela pour pouvoir servir ces marchés parallèles. Par exemple, dans le cas de nos coffrets Herzog et Robbe-Grillet, nous avons produit des coffrets orientés « cinéphiles » clairement premium, avec des livrets exhaustifs, etc, mais nous avons aussi extrait des films de ces coffrets pour en faire des éditions plus simples à des prix plus abordables (Nosferatu, Trans-Europ-Express), ce dans l’espoir de toucher le public le plus large possible.

  • La collection Flipside : Le BFI a pris la décision audacieuse d’éditer de très nombreux films britanniques de niche à travers la collection dédiée Flipside. Au sein du marché vidéo physique, cette collection a été largement considérée comme une volonté très nette de rendre accessible dans de nouvelles restaurations des films souvent longtemps invisibles, même si le matériel survivant est parfois très fragile ou de qualité réduite. Pourquoi le choix de cette route qui parait financièrement très compliquée ? Est-ce que la collection a été un succès ? Peut-on s’attendre à voir de nouveaux films entrer dans la collection ?

Un projet comme la collection Flipside est surtout un projet culturel assez idéaliste. Je pense que tous les films méritent d’être vus et que tous les films méritent la meilleure présentation possible. Une entreprise comme celle-ci finit évidemment par être jugée non pas uniquement sur son impact culturel (c’est-à-dire sa capacité à changer notre compréhension de l’histoire du cinéma britannique) mais aussi sur ses performances commerciales. De ce côté, je suis content de pouvoir confirmer que nous avons eu un succès assez considérable sur plusieurs titres (notamment Deep End, Here We Go Round the Mulberry Bush et That Sinking Feeling), mais dans l’ensemble, il y a évidemment toujours eu un certain risque commercial dans cette aventure.

De nouveaux films britanniques difficilement accessibles intègreront la collection Flipside dans un futur proche, mais nous nous concentrons actuellement sur des projets TV de plus en plus ambitieux qui permettront d’enfin donner une nouvelle vie en DVD et en Blu Ray à d’importantes séries et projets TV.

  • Bonus : Quelle est votre approche vis-à-vis des bonus ? Comment choisissez-vous quel type de bonus produire (plutôt analytique ? rétrospectif ?) et leur quantité (« pour tel film, nous nous contenterons d’utiliser ce qui est disponible, pour tel autre nous allons créer une tonne de nouveaux suppléments ») ?

Pour BFI Video, il a toujours été important que les bonus soient composés dès que c’est possible de « matériel primaire ». Par exemple, sur nos éditions Flipside, nous avons inclus des films d’archives qui n’auraient autrement jamais trouvé de plate-forme de diffusion. Bien sûr, tous ces films ne sont pas toujours liés directement au film principal, mais leur inclusion a toujours une logique. D’une manière similaire, nous aimons aller fouiller dans les archives et y dénicher d’anciennes interviews avant d’en tourner des nouvelles. À l’opposé de cela, nous sommes aussi conscients qu’un certain nombre d’intervenants (réalisateurs, acteurs, etc) des films et travaux télévisuels que nous éditons ne rajeunissent pas, et il est possible qu’ils nous quittent d’ici peu de temps. Nous faisons donc attention au besoin de capturer leurs histoires, expériences et opinions tant que nous pouvons encore le faire, et nous l’avons fait par exemple sur les éditions de Sherlock Holmes et Out of the Unknown.

Choix techniques et zonage

  • Choix techniques : Comment gérez-vous la qualité des masters HD que vous recevez ? Avez-vous la possibilité d’en refuser si vous les jugez insuffisants ?

La qualité et les spécifications des masters HD peuvent varier énormément d’un ayant-droit à un autre. Nous utilisons donc beaucoup de notre temps et de nos ressources à vérifier ces éléments et à corriger les problèmes s’il y en a (et si c’est possible de les corriger). De temps en temps, il est nécessaire de rejeter un master, mais lorsque ce choix est fait, cela peut être très difficile et/ou onéreux de continuer de faire avancer un projet, donc des réflexions pragmatiques et des solutions créatives sont souvent nécessaires. Nous avons beaucoup de compétences et d’expertises dans ce domaine au BFI, ce qui nous aide quand les budgets deviennent un problème.

  • Gestions des droits et positionnement international : Le BFI a édité de nombreuses exclusivités enviées à travers le monde (évidemment les titres de la collection Flipside, mais aussi le récent coffret Dreyer ou bien encore Classe tous risques). L’import représente quelle part de vos ventes ?

Nous ne participons dans aucune vente ou promotion actives en dehors du Royaume Uni, mais la nature du marché mondial et des ventes sur Internet implique évidemment que certaines de nos éditions sont achetées en dehors de nos frontières. C’est très difficile de quantifier ces ventes, mais pour moi, l’important n’est pas tant le nombre de ventes à l’étranger mais le fait que nos éditions sont considérées comme méritant d’être importées, même dans des territoires où des éditeurs très respectés font déjà un excellent travail (comme Criterion par exemple).

  • Quelle est votre vue sur le blocage régional (A, B et C sur les Blu Rays, de 1 à 6 sur les DVDs) et les sous-titres forcés ? Ce sont 2 choses souvent imposées contractuellement aux éditeurs et de nombreux consommateurs voient ces obligations comme une façon d’inutilement sur-cloisonner le marché, quelque chose qui devient de moins en moins compréhensible et donc de plus en plus gênant pour le consommateur final.

Je pense qu’il est compréhensible que certains ayant-droits fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour protéger la valeur de leur matériel. Que ce soit efficace ou non est par contre une toute autre question.

Communication, ventes et avenir

  • Médias et consommateurs : À l’époque de l’internet 3.0, certains éditeurs ont une présence accrue sur les réseaux sociaux (surtout Facebook et Twitter), et certains ont même une présence directe sur des forums spécialisés (Soda Pictures et Masters of Cinema sur blu-ray.com, Gaumont sur DVD Classik). Cependant, ce n’est pas le cas pour la majorité des éditeurs. Pensez-vous que cette présence est importante ?

Oui, je pense qu’il est très important de pouvoir interagir avec les gens sur les réseaux sociaux.

  • Ventes : Quelles sont vos meilleures et plus mauvaises ventes ?

Le coffret Ghost Stories for Christmas, That Sinking Feeling et les films les plus connus d’Akira Kurosawa sont parmi nos meilleures ventes. Nous avons récemment rencontré un bon succès aussi avec certains de nos coffrets « cinéma d’auteur » (Robbe-Grillet, Rossellini, Dreyer) ce qui est très encourageant. Les titres les moins vendeurs tendent à être les titres vraiment de niche, comme certains des films de Artists’ Film & Video que nous avons édités (ndR: cela regroupe par exemple The Lacey Rituals, Riddles of the Sphinx et les films de Jeff Keen). Globalement, nous sommes contents malgré la diversité des résultats commerciaux car nous évaluons la réussite d’une édition sur plusieurs critères, pas seulement sur le nombre de ventes.

  • Passion : Quel a été votre projet préféré et pourquoi ? 

Les projets préférés sont souvent les plus récents ou ceux pour lesquels nous avons été personnellement les plus impliqués.

Je suis très content de ce que nos éditions BBC TV sont devenues (Out of the Unknown, Sherlock Holmes, etc) et je suis fier de dire que j’ai été impliqué sur un grand nombre d’entre elles. De façon plus rétrospective, Sleepwalker, la collection BS Johnson You’re Human Like the Rest of Them et nos éditions de films de John Krish (A Day in the Life et Captured) sont parmi les autres titres dont je suis fier.

Il y a aussi des titres sur lesquels je n’ai pas beaucoup participé mais que je considère comme des éditions de toute 1ere classe, comme le coffret Dreyer et notre Blu Ray de The Day the Earth Caught Fire.

  • Vision du marché : Quelle est votre vision du marché physique actuel ? Est-ce que vous voyez le DVD disparaitre un jour pour les films ayant des masters HD disponibles et satisfaisants ? Quel est votre point de vue sur l’évolution du marché vers le streaming et la VOD ? Et que pensez-vous du futur format physique (Blu Ray UHD) ?

Je crois que dans cette partie très spécialisée du marché, ce ne serait pas inconcevable que les éditions DVDs disparaissent d’ici peu (pour des oeuvres possédant un matériel HD disponible). Nous vivons dans un monde où beaucoup de gens veulent accéder à du contenu de manières multiples et variées mais pour moi, l’idée du DVD (pas le support physique en général mais en tant que format « standard définition ») est en train de devenir obsolète. Le futur de l’édition de niche va ressembler de plus en plus à ce qu’on voit aujourd’hui pour les disques vinyles : des produits répondant exactement aux demandes d’un marché petit mais exigeant. Les autres consommateurs choisiront plutôt le téléchargement ou les services d’abonnements. Mais franchement, ça a toujours été comme ça : la TV et (soyons honnêtes) les enregistreurs domestiques ont permis de voir des films et du contenu TV gratuitement, et pourtant, la VHS et ensuite le DVD ont longtemps perduré. Personnellement, la chose la plus excitante est qu’il y ait encore tellement de films à éditer, et c’est ce feu qui fait tourner cette activité.

  • Ce questionnaire ne serait évidemment pas complet sans la question à 1 million : pourriez-vous nous donner des indices pour d’autres sorties 2015-2016 ? De nouveaux Flipside ? De nouveaux volumes de la collection DVD COI ?

Il n’y a aucune édition COI prévue pour le moment, et je préfère garder sous silence pour le moment les plans prévus pour la collection Flipside. Cependant, sans trop en révéler, je dois dire que je suis particulièrement excité par ce que nous sommes en train de sécuriser auprès de la BBC. Pour moi, le réalisateur concerné est sans aucun doute un des réalisateurs les plus importants du Royaume Uni, et le monde a trop longtemps été privé de la possibilité de voir ses films.

NdR : nous avons été fouiller par nous-mêmes ces derniers jours, et voici ce que nous avons pu trouver pour la fin d’année 2015 en Blu Ray : il y aura le 28 septembre 2015 une réédition de Birth of a Nation de DW Griffith pour le 100e anniversaire du film (avec peut-être la version Photoplay ?), une édition limitée de Night And The City de Jules Dassin (avec les 2 montages anglais et américain) et un coffret 3 films de Otto Preminger (Fallen Angel, Whirlpool et Where the Sidewalk Ends). Le 19 octobre 2015, ce sera au tour du Nosferatu de Murnau de passer de chez Masters of Cinema au BFI. Il y aura aussi le même jour un coffret de 6 films de Pier Paolo Pasolini (la trilogie de la vie, Médée, Théorème et Salo) pour accompagner une édition du Pasolini d’Abel Ferrara, et enfin 2 films de Ousmane Sembène (La noire de… et BoromSarret). Enfin, le 23 novembre 2015 verra la sortie de Rocco et ses frères, exploitant très certainement la nouvelle restauration 4K du film, ainsi que Le salaire de la peur.

Il y aura aussi en DVD : le 19 octobre Love Is All (de Kim Longinotto), le 23 novembre Make More Noise: Suffragettes in Silent Film ainsi qu’un nouveau volume du Children’s Film Foundation Collection: Masters of Venus. Enfin, le 14 décembre, nous trouverons 2 coffrets Visions of Change Volume One: THE BBC et Visions of Change Volume Two: ITV, liés aux documentaires télévisés réalisés par des réalisateurs comme Ken Russell, Dennis Potter et Michael Grigsby.

Nous remercions Jill Reading pour son amabilité et Sam Dunn pour la disponibilité dont il a fait preuve le 6 juillet 2015 pour répondre à nos questions.

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